Rue Lhomond

            

              Instrumentum laboris

Par l'entrée du 33 rue Lhomond on accède à de lieux qui ont servi de modèle à Victor Hugo dans "Les Misérables" lorsqu'il raconte la fuite de Jean Valjean et Cosette poursuivis par le commissaire Javert et qu'ils se réfugient dans le jardin d'un couvent situé, dans la version finale du livre, vers le quartier Saint-Antoine, dans l'actuel 12e arrondissement (voir les travaux de Françoise Chenet et du "Groupe Hugo" à l'Université Paris 7 Diderot).

L'édition définitive débute comme suit :

 

"Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l’une à gauche, l’autre à droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d’un Y. Laquelle choisir ? Il ne balança point, et prit la droite. Pourquoi ? C’est que la branche gauche allait vers le faubourg, c’est-à-dire vers les lieux habités, et la branche droite vers la campagne, c’est-à-dire vers les lieux déserts. Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean. Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot."


"Voir le plan de Paris de 1727" - Chapitre 3 du livre V du tome II ("Cosette") des Misérables de Victor Hugo.

Le texte initial, quant à lui, était le suivant :

 

"Jean Tréjean avait remarqué dans ses promenades que la rue Neuve-Sainte-Geneviève menait directement au corps-de-garde du Panthéon. Il songea que Javert allait probablement chercher main-forte à ce corps de garde et reviendrait de là, lui couper le chemin par la rue des Irlandais. Rétrograder était impossible, l’entrée de la rue étant gardée derrière lui. Il s’enfonça rapidement dans la rue des Postes, espérant s’échapper par quelque ruelle latérale. Cosette commençait à se fatiguer et ne marchait plus aussi vite. Il la prit dans ses bras et la porta. Il n’y avait pas un passant, et l’on n’avait point allumé les lumières à cause de la lune. En quelques enjambées il fut à la rue du Pot-de-fer-Saint-Marcel qui coupe la rue des Postes à angle droit. Il allait s’y jeter lorsqu’il aperçut à l’autre bout de la rue, au coin de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, un fantôme debout et immobile qui gardait le passage. C’était un des hommes qui accompagnait Javert. Jean Tréjean recula. En face de la rue du Pot-de-fer une autre ruelle opère sa jonction avec la rue des Postes. Jean Tréjean sonda cette ruelle du regard. Le clair de lune la lui montra distinctement murée à son extrémité. C’est en effet le cul-de-sac des Vignes. S’y engager, c’était entrer dans une souricière. Javert avait évidemment calculé cela. Il poussa plus avant, dépassa l’immense et lourde porte monumentale du couvent des Spiritains et atteignit la rue du Puits-qui-parle. L’évasion était possible par là. Il regarda. Là aussi, au coin opposé de la rue, il y avait une statue noire qui attendait. C’était le second des deux hommes de Javert. Que faire ? Il n’était plus temps de gagner la place de l’Estrapade ; Javert était probablement déjà dans la rue des Irlandais. Il revint sur ses pas. Cosette avait appuyé la tête sur l’épaule du bonhomme et ne disait pas un mot."

▶ Rappelons  que la rue Neuve-Sainte-Genviève est l'actuelle rue Tournefort, la rue des Postes est la rue Lhomond, le cul-de-sac des Vignes, la rue Rataud et la rue du Puits-Qui-Parle, la rue Amyot.

Ce "Plan de Paris de 1727" est aussi imaginaire que le reste ! En 1726 est publié le plan Dom Félibien et en 1728, le plan auquel se réfère très certainement Victor Hugo celui de l'Abbé Delagrive dont la genèse est décrite et que l'on peut consulter dans le livre de Pierre Pinon (voir bibliographie Ref C6) à la page 58.

▶ Il s'agit d'un quartier totalement imaginaire où, en 1862, Victor Hugo a transposé la topographie du couvent des Bénédictines dont l'entrée principale se trouvait rue Tournefort.

Il écrit d'ailleurs, le 25 janvier 1862, à ce sujet : "Aujourd'hui, vu le régime et les tracasseries possibles, j'ai dû dépayser le couvent et le transporter imaginairement quartier Saint-Antoine"

Dans l'édition commentée et annotée publiée chez Robert Laffont dans la collection "Bouquins", Yves Gohin, y voit "un couvent irréel, mais démonstratif". Il ajoute dans ses commentaires à l'édition dans la collection "Folio" de Gallimard : "Les rues indiquées, le couvent, le quartier du Petit-Picpus n'ont jamais existé...mais il est bien dans l'humeur de Hugo d'inviter son lecteur à vérifier l'existence de ces lieux sur un plan de Paris tout aussi imaginaire qu'eux-mêmes". Le jardin existe toujours, sans le sapin en son centre comme à  l'époque, une partie des bâtiments du couvent et l'hôtel de Lutteaux aussi.


▶ Le titre du livre 6 du tome II des "Misérables", est "Le petit Picpus" ou se trouve le couvent des "Bernardines de l'Obédience de Martin Verga" dont l'entrée est au 62 de cette rue. C'est un ordre religieux inventé par Victor Hugo qui utilise en le déformant le nom de Martin Vega, mort en 1446, réformateur espagnol de l'ordre Cistercien. Sur une cinquantaine de pages, l'auteur développe, explique, raconte l'histoire et la vie de cette communauté évoquant d'ailleurs les "Bénédictines du Saint-Sacrement".

On s'aperçoit  que les "deux branches d'un Y" sont constituées des rues Tournefort et Lhomond se rejoignant au carrefour de la place Lucien Herr. Au sommet du "Y" se trouve l'îlot dont une des entrées est au 33 rue Lhomond. Cliquer sur le plan pour agrandir

Plan de l'Abbé Delagrive (1728) in "Les plans de Paris - Histoire d'une capitale" - Pierre Pinon - BNF - 2004

▶ Victor Hugo avait rassemblé des écrits de toutes sortes, esquisses, idées, projets, listes de choses à faire qui l'avaient aidé à la rédaction du livre. Ces documents se trouvaient à sa mort réunis dans trois chemises. Sans se priver d’y ajouter d’autres papiers, les exécuteurs testamentaires et Cécile Daubray réunirent le tout dans un manuscrit relié, conservé maintenant à la BNF sous le titre "Les Misérables – Reliquat". Le document est numérisé, accessible sur le site Gallica (il a également été publié chez Laffont sous la direction de René Journet). A partir de la page 1472 on trouve un dossier manuscrit intitulé "Couvents" contenant de la documentation, des notes sans compter un reportage extraordinairement méticuleux effectué principalement par Léonie Biard (Selon Y. Gohin - Voir bibliographie Ref M1) ayant, absolument comme une espionne, pénétré dans le couvent, notant les noms de famille et de religion de toutes les soeurs, donnant même un plan des dispositions intérieures.



"Le vrai Petit-Picpus des Misérables" in "Revue des Deux Mondes" - André Le Breton - Juiillet 1925 - P 323

Le "reportage" dont il est question plus haut, difficile à déchiffrer si l'on n'est pas familier de l'écriture manuscrite de Victor Hugo, a été repris, transcrit et commenté par André Le Breton, Normalien et professeur à la Sorbonne, dans son article paru dans la "Revue des deux Mondes" du mois de juillet 1925 : "Le vrai Petit-Picpus des Misérables". Une version allégée et illustrée de cet article est aussi parue, un mois plus tard, dans l'"Illustration".


▶ La documentation sur le couvent des Bénédictines de la rue Tournefort avait été demandée principalement à Léonie d'Aunet qui épousa le peintre Biard en 1840 et entretint pendant plusieurs années une liaison avec Victor Hugo. Une des tantes de Léonie Biard avait été élevée sous la Restauration dans ce couvent et cela lui facilita la tâche. (Curieusement, ayant été surprise en flagrant délit d'adultère, après la prison Saint-Lazare, elle fut retenue pendant un temps au couvent des Dames de Saint-Michel, un peu plus bas dans la rue.)

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Compagne de Victor Hugo pendant une cinquantaine d’années, elle contribua également à la documentation des Misérables, d’autant plus que la question reste posée de savoir si, elle aussi, a été éduquée ou pas au sein de ce monastère, (au moins) deux versions contradictoires s'opposent et sont résumées ICI.

Pour s'en persuader, il suffit de comparer le texte initial à la version publiée.

Juliette Drouet et le Monastère des Bénédictines du Saint Sacrement du 33 rue Lhomond

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